AU COEUR DE LA SUISSE, UN MONASTÈRE ÉRIGÉ AU XE SIÈCLE ABRITE LE PLUS VIEUX STUDBOOK D’EUROPE: À L’ABBAYE D’EINSIEDELN, LIEU DE PÈLERINAGE SITUÉ NON LOIN DE ZURICH, ON ÉLÈVE DES CHEVAUX DEPUIS PRÈS DE 1000 ANS. REPORTAGE DERRIÈRE LES MURS D’UN CLOÎTRE OÙ LE QUOTIDIEN DES MOINES SE MÊLE À CELUI DES ÉCUYERS.

Les cloches semblent ne jamais vouloir s’arrêter de sonner. Elles résonnent dans les immenses cours vides, entre les murs blancs, sur le parvis de galets et jusque dans les forêts de conifères qui entourent l’abbaye. Et lorsqu’enfin les douze bourdons s’immobilisent dans leur cage de pierre, leur vibration imprègne encore l’immense complexe religieux qui semble avoir été posé là comme une couronne oubliée dans un champ.
Un hennissement suit l’annonce des vêpres: de l’une des hautes fenêtres qui percent l’une des ailes du monastère bénédictin émerge la tête d’un cheval bai. Parce que l’abbaye d’Einsiedeln, ce n’est pas seulement un lieu de pèlerinage édifié sur le lieu où l’ermite Meinrad se retira de la civilisation en l’an 835. C’est aussi le plus ancien haras d’Europe: cela fait 1000 ans que l’on y élève des chevaux, connus sous le nom d’Einsiedler Pferde. Situé dans l’axe du col du Gotthard, qui relie la Suisse à l’Italie, le monastère est un lieu de passage important pour les religieux comme pour les marchands. Dès le Moyen-Age, les chevaux font partie du paysage. Sous la selle, ils permettent aux paters, les moines bénédictins, d’arpenter la région pour célébrer des messes et rendre visite à leur famille. Attelés, ils sont d’indispensables alliés dans les travaux des champs et le transport du bois, dont l’abbaye fait une grande consommation à la mauvaise saison. Le monastère comptera jusqu’à 150 équidés.

Des écuries digne d’un musée

Le soleil descend sur les collines verdoyantes qui entourent le village. Sous les hautes voûtes blanchies à la chaux de l’écurie, les chevaux s’impatientent. C’est l’heure de sortir. Il suffit à Ursi Kälin de prononcer un mot pour qu’une poignée d’employés apparaissent soudain, enfilent leurs licols aux équidés et sortent dans la lumière du soir. «Nous avons encore 40 chevaux sur place, explique la gérante du Marstall Einsiedeln en menant un grand alezan vers le pré. Il y a quelques décennies, plusieurs moines montaient à cheval. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Nous avons des pensionnaires et je donne des leçons d’équitation.»

Hommage à la Vierge

Le temps où les Einsiedler Pferde constituaient l’une des richesses de ce lieu de foi n’est pourtant pas si lointain. Il y a quelques siècles, les seigneurs d’Italie du nord se battaient pour emporter dans leurs haras l’un de ceux que l’on surnomma les Cavalli della Madonna en l’honneur de la Vierge noire, taillée dans une pièce de poirier et assombrie par la suie des cierges, qui trône dans une chapelle dédiée depuis le XVe siècle. Cet intérêt pousse les pères de l’abbaye à répertorier chacun des produits de leur élevage dès l’an 1655: le premier studbook d’Europe est né. «L’élevage est si scrupuleusement documenté que l’on peut remonter sur 20 générations, note Ursi Kälin.

Il repose sur trois juments dont les lignées se poursuivent jusqu’à nos jours: Klima, Quarta et Sella.»

Elevage en péril

Une poignée d’éleveurs perpétuent cet héritage, qui est toutefois en perte de vitesse: une soixantaine d’Einsiedler Pferde sont répertoriés dans les registres du studbook, centralisés au Haras National Suisse d’Avenches. La plupart naissent ici, mais pas cette année, les deux poulains attendus n’ayant pas survécu. Puisque seule compte la lignée maternelle, il n’est pas rare de voir apparaître le nom de certains des plus performants des étalons de sport dans les arbres généalogiques: des produits de Zirocco Blue, Je t’aime Flamenco ou encore Virtuoso Semilly sont inscrits au studbook Einsiedeln. Pour autant, le patrimoine génétique de ces animaux ne les destine pas tant aux paddocks des 5* qu’à des carrières de loisir, leur polyvalence et leur caractère étant légendaires.

Un nuage de poussière s’élève, masquant les deux clochers de l’abbaye tan- dis que les derniers chevaux s’avancent sur le sentier, dépassant l’une des stations du chemin de croix que suivent les pèlerins autour du monastère, étape très fréquentée sur le chemin
de Saint-Jacques de Compostelle. Demandez à Ursi ce qui distingue un cheval d’Einsiedeln d’un autre demi-sang suisse et elle laissera planer quelques secondes de silence avant de se tourner vers ses bêtes qui broutent, plus haut sur le flanc du vallon, et de lâcher: «À première vue, rien. Mais quand le soir tombe, si tu as de la chance, tu apercevras leur auréole…»

LA MARQUE DU CORBEAU
La marque de feu qu’arborent les produits du studbook fait référence au fondateur de l’abbaye, l’ermite Meinrad von Einsiedeln: selon la légende, deux corbeaux auraient ramené les meurtriers du saint homme devant un juge. Blasons, armoiries et détails de la façade de l’abbaye, les corbeaux sont représentés partout.