En novembre 2022, il n’y avait qu’une seule femme dans le top 50 mondial, contre une dizaine il y a 10 ans. Comment expliquer cette chute libre, et quelles sont les perspectives pour l’avenir ? Nous faisons le point avec quelques représentantes du saut d’obstacles au féminin.
Depuis le début de l’année 2023, on ne compte qu’entre 1 et 3 femmes dans le top 50 du classement mondial. C’est probablement un record : à titre de comparaison, il y a exactement 10 ans, on en comptait 11. Depuis, ce chiffre a suivi une courbe descendante. Au mois de novembre dernier, il n’y en avait qu’une : Laura Kraut. Alors même que de nombreux médias se questionnent sur la place des femmes dans le sport – et dans le monde en général –, Equi Book a voulu s’interroger sur les facteurs qui peuvent expliquer une telle hégémonie masculine dans le saut d’obstacles. On pourrait certes répondre à cela que de poser la question en ces termes contribue déjà à supposer, et donc à valider indirectement, qu’il existe un déséquilibre entre hommes et femmes. Nous avons donc choisi de laisser la parole à des cavalières pour qu’elles nous livrent leur sentiment. Quelques pistes de réflexion avec Laura Kraut, Giulia Martinengo Marquet et Eleonora Ottaviani.
Pas une surprise
L’Italienne Giulia Martinengo Marquet, régulièrement aux places d’honneur dans les plus grands concours, victorieuse de la Coupe des Nations de Rome en 2018 ou 2e du Grand Prix 5* de Lausanne en 2019, n’est pas surprise de la situation. Il n’empêche que l’ampleur du déséquilibre l’étonne : « Votre constat a éveillé ma curiosité, répond-elle. Je suis allée voir le classement, je me suis rendu compte qu’effectivement la situation actuelle voit une très faible présence des femmes dans le top 100. J’en suis navrée, mais malheureusement pas surprise. »
Directrice de l’IJRC, le Club des cavaliers internationaux de saut d’obstacles, représentante des athlètes au conseil d’administration de la Fédération équestre européenne, organisatrice des Jeux Mondiaux de Rome en 1998 et de nombreux grands événements du jumping international, Eleonora Ottaviani fait le même constat : « Dans la vie en général, et pas uniquement dans les sports équestres, c’est toujours plus difficile pour les femmes que les hommes. Dans les sports équestres, il faut beaucoup voyager, beaucoup travailler, cela demande énormément de sacrifices. »
Pause forcée
Ce qui est particulier dans le monde hippique, c’est que les femmes sont largement majoritaires dans la pratique de l’équitation au niveau amateur, et deviennent de plus en plus rare à mesure que l’on monte vers les sommets de la discipline. L’une des raisons les plus évidentes ? La maternité. « Dès qu’une femme décide de fonder une famille, cela ajoute un élément de plus à gérer, dit Eleonora Ottaviani, elle-même mère de cinq enfants. Il en va de même pour toute femme qui travaille. La différence, peut-être, c’est que dans certaines sphères professionnelles, voire dans certaines autres disciplines sportives, les mères peuvent occuper leur poste jusqu’à leur terme. Ce n’est pas le cas pour l’équitation. Les futures mères arrêtent assez tôt de monter pour leur sécurité et celle de l’enfant. Ensuite, après la naissance de l’enfant, il faut aussi plusieurs mois avant d’espérer retrouver le top niveau. Au total, cela correspond à une période qui s’étend facilement sur une année. » Une année à être tenue éloignée des terrains de concours : dans un contexte sportif où le défi permanent consiste à courir après les points pour se maintenir à sa place dans la hiérarchie mondiale, c’est le genre de pause qui pèse lourd.
Si certaines athlètes ont fait le choix radical de renoncer à la maternité pour rester compétitives au plus haut niveau, quelques-unes des cavalières les plus talentueuses de ces dernières décennies sont néanmoins parvenues à concilier vie de mère et sport, à l’image de Malin Baryard Johnsson, de Meredith Michaels Beerbaum, de Laura Kraut, de Giulia Martinengo Marquet ou de Luciana Diniz.
Pour une cavalière, retrouver sa place au classement après une pause liée à la maternité est difficile. La FEI permet toutefois depuis plusieurs années de geler les points rankings – l’athlète conservant 50% de ses points obtenus sur la même période l’année précédente –, et a récemment décidé d’offrir plus de flexibilité à celles qui souhaitent reprendre plus tôt – soit avant la limite fixée jusqu’alors à six mois minimum – les compétitions. Les femmes sont donc toujours plus entendues. Pourtant, cela ne fait pas tout. Pour Eleonora Ottaviani, le soutien devrait aussi venir des propriétaires : « Un cheval peut très bien arrêter les compétitions pendant une année, estime-t-elle. Il ne va pas « perdre » une année. Tout ce qu’il ne saute pas aujourd’hui, il pourra le sauter demain. »
La force de l’équipe
Giulia Martinengo Marquet remarque qu’avec la professionnalisation du top niveau, la question du genre pourrait devenir secondaire : « Les sports équestres, et notamment le saut d’obstacles, évoluent parce que les compétences croissantes en matière de gestion et les rôles spécifiques permettent aux cavalières et cavaliers de se concentrer davantage sur leur rôle, de placer des priorités et donc d’avoir plus de temps pour construire un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. À l’heure actuelle, c’est un privilège réservé aux structures sportives de haut niveau, mais je suis sûre que si l’on donne l’exemple, cela se répercutera progressivement et profitera à l’ensemble du système. J’en suis convaincue, un jour, la question de l’égalité des sexes appartiendra au passé. Cela n’arrivera néanmoins pas si vite, surtout dans les cultures du sud de l’Europe, où l’on attend toujours des femmes qu’elles jouent le rôle central dans la structure familiale. »
Le secret, pour Giulia Martinengo Marquet, réside dans la constitution d’une équipe forte : « Les femmes qui réussissent à faire carrière sont, dans la plupart des cas sinon tous, fidèlement soutenues par un partenaire solide ou une équipe bien structurée. » Faut-il en déduire que les femmes ne peuvent pas réussir seules ? « Bien sûr qu’on le peut, mais les conditions sont extrêmement défavorables. Ce n’est pas un métier qui se pratique selon un horaire de bureau : pas facile pour une mère, dans ces conditions, de mettre sur pied un système de garde traditionnel, par exemple en plaçant son enfant à la crèche. »
Passage à vide
Si les femmes sont aujourd’hui peu présentes sur le devant de la scène, c’est peut-être aussi parce que nous vivons une période de transition entre générations. « Il y a des cavalières super talentueuses qui arrivent, mais à qui il faudra encore quelques années avant de devenir des superstars, note Eleonora Ottaviani. A titre d’exemple, on pourrait citer Jessica Springsteen, Janika Sprunger ou Jodie Hall McAteer. »
Même analyse chez Laura Kraut : « J’ai été très surprise quand Nick m’a dit que j’étais la meilleure femme au classement mondial, et la seule dans le top 50, lâche l’Américaine. C’est un sujet qui me préoccupe beaucoup. Or, j’ai l’impression que la situation actuelle tient en bonne partie du hasard. Il y a d’excellentes cavalières qui n’y figurent pas pour l’instant parce qu’elles ont des chevaux blessés, comme c’est le cas de Jessica Springsteen, ou encore qu’elles traversent une période où elles manquent de chevaux de haut niveau, à l’instar de Pénélope Leprévost. Ce qui ne les empêchera pas de faire leur retour très bientôt. C’est donc simplement un passage spécial pour les femmes, mais je suis sûre que nous serons à nouveau bien représentées dans le top du classement mondial. »
De quoi voir l’avenir s’éclairer pour les athlètes au féminin ? Pour Eleonora Ottaviani, c’est évident. « Les femmes ont largement prouvé qu’elles pouvaient faire partie des meilleures au monde tout en étant mères. Le message que je veux faire passer aux femmes, c’est qu’elles peuvent le faire, parce qu’elles sont courageuses. »